Quand ils se retrouvent pour le conseil, le soir à la mairie, la nuit tombée, après une journée de travail pour la plupart, les conseillers se saluent d'abord. Les hommes s'apostrophent joyeusement, s'envoyant des claques dans le dos, se bourrant l'épaule de coups affectueux, ou échangeant de vigoureuses et viriles poignées de main. Sauf avec moi, eu égard à mon âge, à mes cheveux gris et surtout compte tenu de la réserve que j'affiche dans ces effusions faussement chaleureuses. Et les hommes et les femmes s'entrebaisouillent à qui mieux-mieux, qui prodiguant une vague léchouille, telle autre avançant un cul de poule pour déposer deux baisers pointus sur une joue mal rasée du matin, telle autre enfin écrasant trois gros poutous tels qu'on les prodigue dans les mariages entre cousins dans le nord-Aveyron. C'est dégoûtant et malsain. Malgré mon bras tendu et ma main largement offerte, je ne peux pas toujours éviter cette promiscuité peu ragoûtante. Cela me rappelle ma mère, qu'enfant il fallait embrasser, avec répugnance, avant de s'en aller dormir, sur une joue grassement tartinée d'une pommade insipide échappée d'un tube bleu et blanc : le Baume du docteur Ducharme. Je n'avais réussi à fuir ce supplice qu'en demandant à finir ma scolarité en pension chez les bons pères. J'ai connu là d'autres baisers, autrement voluptueux : j'y reviendrai un jour.
Le lendemain de ce conseil, je n'allais pas bien. J'étais mal. Malade ? non. Mais une sorte de mal-être m'envahit tout au long de la journée : mon corps s'ankylosait, une migraine d'abord légère me gagna toute la tête, je me mis à avoir froid. Dans l'après-midi, pour satisfaire Pamina, je me couvris chaudement et fis avec elle une brève ballade dans les champs. Quand je rentrai, la maison chaude me parut glaciale. C'est en frissonnant que je sortis dans le jardin pour rapporter du bûcher de quoi faire une flambée. Je grelottais tellement que je peinais à maintenir en équilibre les bûches sur mon bras. Une fois le feu démarré, je tentai de me réchauffer d'un bol de soupe que j'expédiai. Trois mandarines et leurs vitamines et hop, j'enfilai un survêtement, m'enveloppai de ma robe de chambre et, gavé d'aspirine, me lovai au plus profond de mon canapé. Pour le coup j'étais malade.
Seul devant mon feu, l'oeil perdu vers l'écran de la télévision que je n'écoutais même pas, le corps parcouru de soubresauts que je ne maîtrisais pas, je me laissais peu à peu envahir par cette idée, pas si absurde : avais-je choppé la grippe, la fameuse grippe qui faisait maintenant le quotidien de tous les journaux télévisés ? Où avais-je encore pu attraper cette saloperie ? Je vis seul, avec ma chienne et ma chatte, je fuis la ville, ma vie se partage entre la campagne et mon bureau. Mais au conseil municipal, bien sûr ! C'est encore là que, hier soir, j'ai échangé ces toxiques baisers. Me revient alors en mémoire la voix de contralto de Roselyne Bachelot nous détaillant au J.T. avec des trémolos le nombre des morts qui augmente, les pourcentages qui croissent, les hôpitaux qui se remplissent... Je vais mourir. Je suis seul. Je vais mourir seul, comme un chien (expression toute faite : mes chiens ne sont jamais morts seuls). Je me rappelle le roman de Camus qui m'avait tant impressionné dans ma jeunesse, la peste se propageant dans la ville d'Oran. Ah oui, à midi, sur France-Inter, un urgentiste a raconté un de ses patients "les poumons rongés par le virus". Un autre décrit son service saturé, il ne sait plus où mettre les malades. Et puis le témoignage de cette femme, se traînant en titubant sur le boulevard St Germain pour atteindre le cabinet de son médecin à deux patés de maisons, et puis emportée aussitôt par le Samu, dans le coma pendant quatre jours... Les jeunes, les vieux, les adultes robustes, les malades fragiles, tout le monde est frappé. Mais moi, si je m'écroule au bord de la piscine, si je trébuche au fond du jardin, qui viendra me ramasser ?
Cet été, pourtant, tous nous rassuraient : une petite grippe, comme la saisonnière, une grippette, un gros rhume, tout au plus. Il ne fallait pas s'inquiéter. Mais je me souviens : au même moment, l'hôpital de Coulommiers, le service des urgences, où j'avais accompagné Thibault, et à qui on avait refusé l'entrée, même avec un masque et qui avait dû attendre en plein soleil sur le parking. Et aujourd'hui, alors qu'on meurt aux quatre coins du pays, le personnel médical refuse la vaccination. Non, pas tous ! Quelques rares inconscients dit Roselyne ! La majorité annoncent les journalistes. Qui croire ? Il y a assez de vaccins, on en jette, il ne se conserve pas, va-t-on en manquer ? On a le choix entre cinq modèles, il y en a avec adjuvant, d'autres sans. On refoule ceux qui sont volontaires : attendez d'être convoqués ! on attend les prioritaires qui ne se dérangent pas ! Ah, vous êtes né avant 1945 ? Rien à craindre, vous êtes auto-immun. Quoi ? Auto-immun : vous n'êtes pas concerné. Ah bon. Je ne mourrai pas encore cette fois-ci, Dieu merci. Merci qui ? Dieu ? Qu'est-ce qu'il a à voir avec la grippe ? Ah ben oui, c'est lui qui l'a inventée, la grippe, et c'est Noé qui l'a conservée dans son arche. Merci, Dieu, merci, Noé.