Juste après Moutiers, j'ai trouvé la neige, fine, lègère, voltigeante et fondante, et puis un peu plus loin, les flocons s'écrasaient sur le pare-brise de la Ds et colaient à la route ; bientôt tout le paysage est devenu blanc. Je jubilais.
Et pourtant, quelques kilomètres plus tôt, je longeais le lac d'Annecy. Un ami resté en région parisienne m'appela sur mon portable et me dit que de neige il n'y en avait point. J'avais été aussitôt déçu : première semaine de printemps, je montais rejoindre ma bande d'amis fous de ski dans la vallée des Belleville et pas de neige ! Où avait-il péché cette information ? Bien qu'il portât régulièrement son vote au front dit national, aucun étranger ne lui retirait de la bouche son pain (au chocolat) : alors, voulait-il donc ainsi ternir mon bonheur d'humaniste de gauche qui va retrouver sa bande de potes de gauche ? Ou bien était-il jaloux de me voir pratiquer encore la montagne à mon âge, quand lui-même, jeune encore mais déjà retraité, ne s'exerçait à aucun sport ? J'en étais là de mes reflexions quand j'atteignis, après trente kilomètres de montée, le village complètement enfoui sous la neige. Oubliée ma déception, j'étais tout au bonheur de mes vacances. Quand il m'a vu du balcon du chalet, Jean-Pierre est sorti avec une de ces larges pelles plates et profondes pour déblayer la neige sur un espace assez grand pour que je puisse ranger ma voiture. Tous les autres amis nous ont rejoints. Embrassades. On a vidé l'auto : j'apportais une partie du ravitaillement.
Ce soir-là, nous avons mangé un gigot d'agneau que Monique et Jean-Pierre avait apporté d'Ardèche où ils ont leur maison de campagne. Pendant qu'il rôtissait, Yves a ouvert une première bouteille de Chignin Bergeron et je ne me rappelais pas que ce vin blanc fût aussi rafraîchissant : léger et vif, avec un léger fruit, et un imperceptible picotement qui chatouille agréablement la langue, il sera l'apéritif de tous les soirs. Certes, il y a aussi parmi nous des amateurs d'un vieux pur malt des Highlands, nul n'est parfait, mais ils savent aussi saluer comme il faut les bouteilles savoyardes.
Le gigot, tendre comme un agneau, Laurence et Monique nous l'ont servi accompagné de mogettes, ces haricots de Vendée cuisinés avec de fins lardons et des carottes et parfumés d'ail. Et nous avons bu le Gamay de la cave de Lablachère, un rouge souple et fruité, aux arômes de groseille que chaque année Monique et Jean-Pierre apportent d'Ardèche et qu'ils nous recommandent de déguster lègèrement frais : un vrai bonheur.
Elle en a vu passer du monde cette longue table de cuisine, depuis la trentaine d'années que nous venons, chaque hiver ou chaque printemps désormais, skier dans les Trois Vallées. Les enfants ont grandi, des parents sont devenus des grands-parents, et ce soir nous sommes sept autour de la table à nous souvenir des gamins qu'il fallait réfréner dans la poudreuse vierge de Méribel.
Ces repas du soir sont devenus un rite, une célébration quotidienne, quand le déjeuner se prend hors-sac sur les pistes. Tous s'activent à la préparation des plats, tandis qu'avec le chignin l'atmosphère s'échauffe : cris, éclats de rire, commentaires sur la journée écoulée... Bientôt on n'entend plus la musique, du Bach, du Haendel, des baroqueux, on aime, Brendel... et elle devient vite un bruit de fond. Chacun avait apporté ses dernières découvertes, des dizaines de Cd s'empilent dans un coin. Le plat qu'on va déguster est l'acmé de la soirée : on vise l'excellence, j'y reviendrai.
J'ai emmené avec moi Pamina, comme chaque année. Dès que j'ai eu ouvert la portière, elle a sauté dans la neige, où elle a enfoui très profond son museau noir , sa tête jusqu'aux oreilles, comme pour retrouver les effluves des vacances anciennes. Et puis elle est partie, courant comme une folle de l'un à l'autre, heureuse de retrouver ses amis, gambadant en tous sens sous les flocons qui continuaient à tomber.
J'ai porté dans sa cage ma chatte, à l'intérieur du chalet, et Dido, la reine de Carthage, est devenue la reine du chalet. Etonnante bestiole ! Les autres années, elle se blottissait dans une des chambres qu'elle ne quittait plus de tout le séjour.
Cette année elle redécouvre les lieux, peut-être intriguée par les travaux d'agrandissement réalisés par Marcel -une nouvelle chambre et une deuxième salle de bain au dessus du sauna-, humant le bois neuf, se frottant au chambranle des nouvelles portes.
Et puis elle s'est dressée derrière la vitre de la porte-fenêtre du balcon, intriguée par les flocons et le vol d'un choucas. Alors Laurence lui a installé un petit fauteuil bas en rotin tout près du carreau et c'est devenu son belvédère pour la semaine.
Nous avons dégusté un soir un curry d'agneau, le meilleur que j'aie mangé de ma vie. Et c'est moi qui l'ai cuisiné. Mais je n'ai aucun mérite à l'excellence de ce plat. La viande, elle venait d'Ardèche, dans les bagages de Jean-Pierre et de Monique. La recette ? C'est la recette de Laurence. Je l'avais notée il y a bien une quinzaine d'années et c'est elle, alors, qui l'avait réalisée. Cette fois-ci, j'ai donc refait la recette de Laurence, sous les yeux de Laurence, avec les conseils de Laurence. C'est une recette ancienne que Laurence tient de sa mère qui la tient elle-même d'une vieille cuisinière aveugle qui était de la domesticité d'une Maharané, la femme du Maharadjah de Toutep-Uropuhr. Elle l'avait rencontrée à Ceylan où la malheureuse s'était réfugiée après le massacre organisé par les prêtres et des intégristes de je ne sais plus quelle secte. Laurence nous avait apporté un pot de pâte de curry chaudement parfumée d'épices innombrables. Tout le bonheur du plat tient à cet ingrédient et à la qualité de l'agneau ardèchois. Naturellement, j'ai ajouté à cela des oignons fondus, du yaourt, des tranches de pomme acidulée, des rondelles de banane. Laurence, après un quart d'heure de cuisson, et avant d'ajouter les morceaux d'agneau revenus au beurre et à l'huile, m'a conseillé de mixer le tout. La cuisine du chalet est bien équipée, Dieu en soit loué, et notre hôtesse Jane aussi, elle qui veille à tout pour notre confort et qui nous le prête tous les ans pour de l'argent. Judicieux conseil de Laurence ! Le résultat fut stupéfiant et Yves, le mari de Laurence, l'a savouré en poussant toutes sortes d'exclamations de gourmandise. Pour les plus délicats d'entre nous, de la noix de coco râpée atténuait la chaleur des épices.
Un autre soir, c'est Mi-Jo qui nous a mi-joté le plat du soir. Nous savons tous nous régaler d'un bon hachis Parmentier, avec de la viande de pot-au-feu hachée menu, cuite jusqu'à évaporation avec des oignons dans un bouillon corsé. Mi-Jo avait apporté des cuisses de canard confites, et leur graisse naturellement. Imaginez un peu cela, un plat dont le fond serait garni de de chair de canard confit mélangée d'oignons et de pommes de terre écrasées et ensuite une succession de strates, tantôt d'oignons revenus dans la graisse de canard, tantôt de pommes de terre écrasées détendues avec de la graisse, tantôt de chair de canard, le tout gratiné au four. Non, ce n'est pas gras ! Et puis vous avez skié toute la journée, non ? ! Accompagnez ce plat du Gamay de l'Ardèche, un peu frais. Vous en lècherez le plat. Un nom ? Effilochée de canard et sa pressée de pommes de terre !
La seule ombre au tableau de ces petits balthazars, ce fut le pain. Mon Dieu, ce pain ! Ce n'est pas qu'il fût mauvais, il n'avait pas de goût, mais après quelques heures on aurait pu assommer l'industriel qui les fabrique avec ses baguettes. Et il l'aurait bien mérité. Comme j'aimerais que mon boulanger de La Houssaye vienne skier ici et nous pétrisse, entre deux descentes, une bonne fournée !
J'avais emporté pour le séjour trois livres : le dernier roman, autobiographique, d'Hervé Guibert, mort d'avoir aimé : L'homme au chapeau rouge, un essai de Michel Onfray, dont la lecture du Traité d'athéologie, l'année dernière, m'avait lavé le cerveau de bien des niaiseries et que j'avais donné à Jean-Pierre, et un recueil d'anecdotes sur le monde de l'opéra. J'avais acheté ce dernier livre en fouinant dans une librairie du Marais et il m'a laissé dans l'insatisfaction. Son auteur, dont je crois avoir déjà rencontré la signature dans une revue musicale, connait semble-t-il son affaire, mais le livre est bancal. Le premier chapitre, très développé, est une histoire des origines de cette forme musicale, mais ensuite l'auteur survole le siècle d'or, le XIXe, après avoir méprisé l'époque baroque si riche. Quant au XXe, il devient vraiment anecdotique. Le livre fourmille d'historiettes dont certaines sont connues, - la Malibran se faisant étrangler sur scène par son père dans Otello de Rossini -, et en fait c'est plutôt une compilation d'évènements glanés çà et là au cours de lectures et regroupés par thêmes. L'auteur est un rejeton de la droite dure, il a une vision parfois aristocratique du public, igorant qu'en Italie c'est un art vraiment populaire et qu'on n'est pas étonné d'y entre un maçon sur son échafaudage chanter La donna è mobile comme la plume au vent...
René et Marcel, enfants du pays, restaurent avec beaucoup d'habileté et de goût les anciennes maisons de la famille qui deviennent des gîtes.
Dans l'Homme au chapeau rouge, c'est Hervé Guibert lui-même l'homme au chapeau (clin d'oeil au Titien sans doute), l'auteur raconte ses derniers mois de vie, ses voyages et ses rencontres, avant quil ne meure du sida, une semaine après une tentative de suicide. Cela s'appelle roman, mais c'est le troisieme livre de sa trilogie autobiographique, depuis l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Son combat contre la maladie, et la mort qui guette, qu'il ne met jamais au premier plan, mais toujours présents, sa quête de la beauté dans la peinture, le problème des faux dans l'art, parfois plus beaux que des oeuvres véritables, ses rencontres avec Balthus, à Venise lors de la Mostra, en Suisse dans son chalet, ses passions pour des êtres brusquement éteintes, tout cela m'a fasciné. A la fin, il déplore le vol dans ses bagages d'un cahier d'une soixante de pages de son journal intime : cela devait constituer la fin du livre. Je déplore aussi ce vol. Tout cela est écrit avec la plus grande simplicité, sans vouloir faire de la littérature, dans un style dépouillé, sans mots superflus, sans adjectifs ni adverbes inutiles, sans réthorique, sans figures : il y a juste la chair à nu d'un homme souffrant qui raconte et que des bribes rattachent à la vie. J'ai beaucoup aimé ce livre.
Le dernier livre que j'avais emporté, celui d'Onfray, je ne l'ai pas ouvert. pas le temps.
Et le soir, on se partage les images de la journée. Deuxième vie !
De gauche à droite : Jean-Pierre, Monique, Mi-Jo, Daniel, Yves, Laurence et Alain
Nous avons écouté beaucoup de musique pendant cette semaine : Bach, Haendel, Mendelssohn, Brendel au piano... pour autant que les Allemands du chalet voisin nous le permettent : après des heures de descente à ski, qu'est-ce qu'ils descendent comme litres de bière ! Tout ça dans le vacarme assourdissant de leur musique boum-boum, affalés devant les maisons, les pieds dans la neige, la combinaison de ski dégrafée.
Le ski, voilà la grande affaire : dans ces montagnes complètement endormies et silencieuses il y a encore deux ou trois générations - imaginez seulement les clarines dans les alpages et quelques familles industrieuses dans de rares villages -, aujourd'hui c'est une activité perpétuelle. Les derniers skieurs rentrés, aussitôt d'autres hommes s'activent sur les pistes. Toute la nuit, ils travaillent , se relayant même, pour préparer la neige, avant que leurs collègues, dans le petit matin, ne dynamitent les pentes avalancheuses.
Ci-dessous, le sommet de la montagne de la Masse, dans la lumière du petit matin, en face du village, assez pentue. La nuit on voit les phares des engins, comme suspendus dans le ciel, qui dament la Masse.
Et toute la journée, les pisteurs-secouristes veillent sur les sportifs multicolores. Le personnel des remontées assurent le transport de tous ces amateurs de glisse.
Cela ne s'arrête jamais. Tout ça pour ça : monter en haut pour glisser en bas !
Jean-Pierre et Yves
Laurence et Monique
Daniel et Pamina
Quand on quitte à skis notre village de résidence (Le Levassaix), on gagne plus bas dans la vallée Le Bettaix, point de départ de la journée. (Attention à bien prononcer, sinon ça fait pèquenot. On dit Levassai et Bettai, comme Chamoni, et pas Levassaisque et Bettaisque, comme Chamonisque. Diantre ! Il faut vous le répéter ?)
Pamina est sur la piste aussi à l'aise que si elle avait des skis.
Cette activité démiurgique qui façonne le paysage pour notre plaisir a un coût. Pour le skieur, cela s'appelle le forfait (plus chicoss' : le skipass !) : 320€ pour une semaine complète. Heureux le vieillard que je suis ! Après 75 ans, c'est gratuit ! L'année prochaine, j'en serai.
Ici, le sommet de la cime Caron, où arrive le téléphérique à 3200 mètres.
Bouquetins et bouquetines
Le bouquetin est l'animal emblèmatique des Menuires. On oublie trop souvent que les bouquetins se reproduisent entre eux, et qu'il y faut un mâle et une femelle comme chez les catholiques : on nous l'a pourtant assez braillé dans des manifs où défilent des grognasses hystériques. Dont acte : je rends ici hommage aux bouquetines qui peuplent, au côté des bouquetins, ces belles montagnes.