GIORNO
NOTTE
Thibault et moi avions chaleureusement applaudi Yannick Nezet-Seguin, le jeune chef d'orchestre canadien, en 2013 lors de son passage à Paris pour le Centenaire du Sacre du Printemps. Son interprétation de la musique de Stravinski au Théâtre des Champs Elysées, comble comme jamais, avait été un triomphe et après le concert Thibault lui avait adressé un mail enthousiaste pour lui dire son admiration. Le chef l'avait alors remercié avec la plus grande gentillesse.
Huit mois plus tard, le Philharmonique de Rotterdam est de nouveau à Paris avec son chef. Thibault ne manque pas de le saluer par un mail et ce dernier, se souvenant de juin 2013, met à la disposition de Thibault deux places au contrôle du théâtre.
Le programme ? Ah ! Voluptueux ! Beethoven, le concerto pour violon, et Richard Strauss, le poème symphonique Don Quichotte ! C'est un hommage aux cordes : la fameuse Lisa Batiashvili joue Beethoven sur un Guarnieri de 1739 et les deux solistes du Richard Strauss sont un alto et un violoncelle.
Un mot sur Guarnieri. J'entendais dans le public derrière moi : "Guarnieri, connais pas. Et Stradivarius ?" Giuseppe Guarnieri, surnommé "del Gesù", est le dernier -et le plus grand- d'une famille de luthiers de Crémone aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'instrument sur lequel joue Lisa lui est prêté (sinon, c'est un objet de collection hors de prix) par un riche collectionneur allemand. Il doit en rester une cinquantaine à travers le monde. Auparavant Lisa jouait sur un Stradivarius. (Quand j'étais enfant, mon violon d'étude avait à l'intérieur une étiquette - en latin ! - qui indiquait que mon instrument était fait sur le modèle de Stradivarius : il a disparu dans un incendie en 1974.)
L'interprétation du concerto de Beethoven m'a paru exemplaire et mon plaisir était total. Yannick Nezet-Seguin a dirigé avec beaucoup de naturel, sans pathos, un orchestre qui accompagnait, avec douceur et lyrisme, le chant admirable du violon. La cadence retenue du premier mouvement, je ne la connaissais pas ; la violoniste l'a interprétée d'une façon incisive, avec une force, des attaques franches et sonores qui ont stupéfié la salle : un vrai morceau de bravoure. Le délire du public, à la fin, ne semblait pas devoir s'arrêter.
Après l'entracte, l'orchestre est au grand complet, un siècle s'est écoulé, pour le poème de Richard Strauss.
C'est une oeuvre que je trouve marquée de mélancolie et même de tristesse parfois. Deux solistes, alto et violoncelle dialoguent, au sein d'un musique parfois grinçante, souvent somptueuse. La partition offre des difficultés et exige, en particulier du violoncelliste, de la technique et de la virtuosité. Yannick l'a dirigée avec beaucoup de panache, enchaînant les dix variations jusqu'à l'émouvante mort de Don Quichotte. Je ne connaissais cette oeuvre qu'au disque et je l'avais beaucoup écoutée avant cette soirée. Pour moi, un grand moment d'émotion.
Après le concert, Thibault est allé, non, a couru, non plus, s'est précipité comme un fou à l'entrée des artistes.
Il a pu féliciter Lisa Batiashvili (sans son violon, enfermé à double-tour !) en attendant le chef avec qui il a bavardé un moment. Un tel enthousiasme juvénile, ça demande à être compris et récompensé !
Déjà, cet hiver (Cet hiver ! Quel hiver ?), Thibault et moi avions vu des images de Bill Viola dans une exposition à la Conciergerie. Thibault me propose de passer un moment au Grand Palais, où cet artiste expose sur une plus grande ampleur. Oui, l'art ne s'arrête pas à Puvis de Chavanne, allons voir cet Américain.
Nous dégringolons donc du Parc Monceau jusqu'au berges de la Seine. Devant le mur d'enceinte du Palais de l'Elysée, les journalistes ont déballé micros et caméras pour faire croire, dans leurs commentaires, que là, sur le trottoir, avec la circulation automobile, par n'importe quel temps,ils sont davantage au courant des dessous secrets de la politique qui se trame à l'abri de ces hauts murs.
Il faut affronter la traversée des Champs, qui contrairement à leur nom, ne sont pas une prairie fleurie mais une autoroute. L'expo est au Grand Palais et c'est le premier jour : peu de monde.
Vous avez connu dans votre enfance le Train Fantôme de la Foire du Trône ; on ne s'y embarquait pas sans appréhension et une fois dans le noir, -le noir total !-, des images effrayantes de mort surgissaient, des lumières vous aveuglaient, des situations inattendues vous faisaient hurler. Eh bien ! L'expo de Bill Viola, c'est un peu ça. L'expo est dans le noir total, le personnel chargé de la surveillance des oeuvres (et du public !) est armé de lampes torches et de temps à autres un pinceau de lumière, un jet de photons perce la nuit. On marche à tâtons, on frôle les parois sombres, on évite de piétiner les admirateurs vautrés sur la moquette : car les chefs d'oeuvre ne se contemplent que dans la durée, certains exigent vingt minutes d'admiration muette et immobile pour être compris, les corps qui se noient ne s'envisagent que tout le temps de la noyade, certaines projections obligent à une attente fastidieuse d'un évènement filmé au ralenti qui n'en finit pas d'arriver.
"Bill Viola est le plus célèbre représentant de l'art vidéo. Cette rétrospective, la plus importante jamais consacrée à l'artiste, met en avant sa quête émotionnelle et spirituelle à travers de grands thèmes métaphysique : la vie, la mort ou la transfiguration".
C'est le texte d'annonce du Grand Palais. Essayons de l'appliquer à Michel-Ange et à la Sixtine : ça marche. A Beethoven ? Ca marche aussi. A la Comédie Humaine de Balzac ? oui. A la Divine Comédie ? Ca marche encore. Et moi ? et moi ? et moi ? Emoi !
Les photos ne rendent pas compte de l'exposition, qui est tout entière images projetées, tantôt sur le mur, tantot sur des écrans multiples et translucides, tantot dans un pièce meublée...
Tout est sonorisé, en mono ou en stéréo, avec des bruits effrayants ou au contraire avec des sons enregistrés avec la prise de vue.L'expo ne m'a pas déplu. Elle m'a, je dirais, amusé, une fois la surprise passée. Une âme trop sensible aurait eu peur. Ca avait un côté bricolage comme dans certaines émissions de Canal+ au milieu de la nuit.
Ces images morbides ont quelque chose de rafraîchissant.Allez-y !
Toutes les nuits, un rouge-gorge niche entre le rétroviseur et la vitre de ma voiture.
Hier, c'était à l'eau à Vichy. Aujourd'hui, à Chantenay-St Imbert, quelques kilomètres plus au nord, c'est Champagne, Riesling et autres Pinot, à l'occasion d'un anniversaire.
Imaginez Chantenay aujourd'hui, une colline, à deux cents mètres d'altitude, tout près des rives de l'Allier, à un jet de pierre de la N7.
Au commencement...
Au commencement étaient les hommes préhistoriques, vêtus de peau de bête, la barbe mal rasée et le cheveu hirsute. Ils passent par là, trainant leurs femmes par la tignasse. "Oh ! Ici, c'est chouette ! (aujourd'hui, ils diraient c'est cool !) Cette colline nous va, on surveille les allées-et-venues et les va-et-vient, il y a de l'eau pour nos femmes (aujourd'hui nos meufs). On campe ici."
Vous connaissez la suite : les Celtes, les Gau-gau-les Gaulois, les Romains, (sous variété : les Gallo-romains), les moines bénédictins du VIIIe, un moine plus moine que les autres, Imbert, les moines et les moinillons constructeurs de l'église romane, le chemin de St Jacques (avant la N7), comme ça jusqu'au jour d'hui. Voilà, c'est toute l'histoire de Chantenay-St Imbert. C'est prouvé : on a retrouvé une déesse gauloise, de la poterie, des monnaies gauloises et romaines, une stèle funéraire, quantité de vestiges de ces temps-là. Le hameau du XVIIIe, devenu une commune, s'est étendu vers le sud, c'est la Rue des Clous.
Au bout de la rue des Clous, juste après une prairie où Jean-Pierre et Manu ont construit leur grande maison, se meurt une dernière bicoque avant les champs.
Après c'est la campagne de Chloé, la petite soeur de Thibault.
Ici, les maisons sont basses : pourquoi construire en hauteur ? La place ne manque pas. On n'est pas des alpinistes non plus...
Flânons dans le village : le point le plus élevé c'est la place, avec l'église,
l'épicier, le brocanteur, le bistrot et le restau. Plus, ce serait du superflu.
Derrière l'église, le monument aux morts :
C'est un bas-relief de bronze particulièrement douloureux. On y voit un vieillard accablé de chagrin, tandis qu'une mère embrasse le casque de son fils percé d'un éclat d'obus. On est loin de la grandiloquence du monument de Vichy.
En descendant la pente vers les étangs, on dépasse la mairie et la vieille école et on se demande si les filles avaient jadis droit à l'instruction.
Après, c'est le pays des eaux vives et des eaux dormantes,
où Pamina découvre un peu tard la pancarte de l'arrêté municipal.
Deux belles volailles vaniteuses ont repéré mon appareil photo et viennent se pavaner près de la rive. Ce sont bien les seules pipoles de Chantenay !
A Chantenay comme ailleurs, tout finit là. Mais ici les morts du village reposent en paix. On ne vient pas, comme aux Chapelles-Bourbon, les tourmenter à coups de règlements...
Et on n'y emmerde pas non plus les vivants, à propos de leurs chiens.
Jules César, quand il a conquis la Gaule, aurait dit, en arrivant à Vichy : "Venez Vider Vessie" (en latin : Veni Vidi Vici). C'est pas sûr. En tout cas c'est à la vessie (ou aux reins) d'un autre que lui, un empereur, qu'il faut attribuer la fortune de cette ville.
Napoléon III trouva que les eaux thermales lui faisaient du bien et il décida de fréquenter les sources. Mais un empereur ne se promène jamais seul : il lui faut tout ce qui fait le charme d'une villégiature : une belle résidence, un casino, un opéra, un théâtre et le baron Haussmann pour organiser tout cela. Alors, voilà l'Opéra, où Richard Strauss a dirigé (j'aurais bien voulu y être) et où est morte la 3ème République.
A côté, c'est le Casino.
Se promener dans les rues de Vichy est un enchantement. Partout de nobles demeures en pierre de taille, dans tous les styles. Ici un chalet suisse, dont les lambrequins festonnent la bordure du toit, là un palais vénitien à la façade gothique, une villa bavaroise...
A chaque coin de rue,on s'attend à croiser une dame en crinoline. En fait ce sont de vieilles dames qui trottinent à petits pas, le nez dans leur renard et la tête cachée sous un feutre noir (très chic, le feutre). On a construit des hôtels, beaucoup, il y en aurait eu près de cinq cents peu avant la guerre. On se promène dans les parcs contruits sur l'Allier, à l'intérieur du méandre, dont les marais ont été asséchés sous le Second Empire.
Là sont les chalets.
Dans le vieux Vichy, on trouve des maisons parmi les plus belles, et puis une espèce de mocheté mastoc en béton :
C'est une église de malade, comme on voit sur la photo :
Mais l'intérieur vaut le détour, c'est une merveille de l'art nouveau, avec des mosaïques, des vitraux et des meubles très réussis. Il y a même un autel que le curé d'Ars a escaladé. Il a une tête d'halluciné, d'avoir trop fricoté avec le diable, sans doute. C'est une sorte de taliban avant l'heure, obsédé par le sexe, voulant empécher garçons et filles de se rencontrer, interdisant les bals, voulant fermer les débits de boisson. Il se prétendait harcelé par le diable alors qu'il n'était que tourmenté par ses propres démons.
Dans le centre, on trouve le monument aux morts de la guerre de 14-18 :
j'ai rarement vu plus grandiloquent. Le soldat monte au combat en sonnant du clairon, tandis que le char Renault escalade un talus et que s'envolent des pigeons.
A Vichy, ils mettent l'eau en pastille ; c'est bien plus pratique qu'en bouteille.
Mais naturellement, l'eau liquide est partout à la disposition des curistes, à condition d'avoir le badge magnétique qui donne l'autorisation de boire : on n'arrête pas le progrès.
Et les Vichissois font leur marché : l'eau minérale à l'oeil !
Les thermes sont l'occasion de belles architectures :
Au centre de Vichy se trouve le Parc des Sources, vaste espace arboré planté de magnifiques platanes.
Le monde entier connait ce lieu, pour l'avoir vu dans les bandes d'actualité des années noires de 1940 à 1944. C'est là que se dresse le bâtiment qui abritait le fameux Hôtel du Parc, siège du gouvernement de la collaboration avec les nazis. Aujourd'hui sa façade est peinte en jaune. L'affreux Laval avait attiré le gouvernement de la France occupée jusqu'à Vichy qui offrait, grâce au grand nombre des hôtels, de vastes capacités d'hébergement.
Au troisième étage était le maréchal Pétain, au second, juste sous le maître, Laval.
Tous les deux, après leur fuite à Sigmaringen, furent jugés à la Libération et condamnés à mort. Pétain bénéficia de la grâce du Gal De Gaulle, Laval fut fusillé.
Chatte gourmande s'apprêtant à partager le frugal déjeuner de son bon maître, tandis que ce dernier écoute le jeu d'Emile Heureux sur la France-Inter.
Il m'arrive du Pôle Nord un message du Père Noël qui vient de recevoir, envoyé par Catherine, à la Mairie, un exemplaire du journal scolaire des élèves des Chapelles-Bourbon qui l'a enchanté.
Le Père Noël me dit qu'on pense beaucoup à lui écrire pendant tout le mois de décembre et même parfois au mois de novembre. On lui dit des choses très gentilles, qu'on a été sage et qu'on l'aime beaucoup. On lui demande des cadeaux, des appareils merveilleux qui parfois ne sont même pas encore en fabrication dans ses ateliers (Il me dit : "Ca change tout le temps, moi qui suis vieux, j'ai du mal à suivre, toutes ces nouvelles technologies !"). Et le Père Noël ajoute que, passé Noël, on l'oublie un peu.
C'est la raison pour laquelle ce numéro 2 du journal "Les Infos" qui rapporte sa visite lui a fait immensément plaisir. Il a beaucoup apprécié l'honneur d'être à la Une, les nombreuses photos et l'article de Mélissa et d'Emelyne.
Pour commémorer le 19 février 1940, une date décisive dans l'histoire (de ma vie), Thibault m'entraîne rue de Clichy. Pourquoi cette rue de Clichy ? Eh bien depuis le XVIIIe, (c'est dans le 9eme), c'est le lieu de tous les divertissements. Il suffit d'y flaner le nez en l'air. Cela m'évoque aussi aujourd'hui ces films de gangsters des années cinquante/soixante. Alain Delon sortirait de là, l'air impassible, les deux mains cachées dans les poches de son trench-coat. Voyez plutôt :
Il y a même, en bas de la rue, sous les fenêtres de l'appartement occupé par Victor Hugo et Juliette Drouet (l'immeuble tristounet est en train d'être ravalé), le Casino où se produira bientôt un ex-mannequin qui a passé de gauche à droite pour d'évidentes raisons matrimoniales en murmurant à l'oreille d'un président.
Tout au long de la rue, de beaux immeubles et des hôtels particuliers rappellent le temps des "folies" du XVIIIe siècle, quand ici se cachaient dans la verdure ces lieux de plaisirs. Des aristocrates, et même un roi, y fréquentaient des soupers fins où l'on paraissait en tenue adamique (La tenue adamique, c'est ce costume que portait Adam, avant qu'il fût obligé, à cause d'une pomme, de s'acheter un caleçon en feuille de vigne pour dissimuler ses érections).
On y trouve une école primaire, au porche plein de noblesse,
dont la cour est ornée d'une fontaine,
un curieux restaurant italien dont le nom laisse songeur (Spaccanapoli, spaccare en italien c'est fendre en deux, napoli c'est Napoli). le "Di Qualità " est rossinien, non ?
Les beaufs, les divorcées et les cocus qui s'engouffrent à la Grande Comédie après 10 ans de mariage n'iront sans doute pas se restaurer à la Petite toute proche :
Thibault, séduit par les affiches qui tapissent tout Paris
et connaissant mon goût immodéré pour l'art classique, nous a réservé deux places chez le Misanthrope, cet atrabilaire amoureux ennemi du genre humain.
C'est au Théâtre de l'Oeuvre, le bien nommé. On pourrait même dire le théâtre du chef d'oeuvre. En flânant de jour, nous le découvrons,
avant d'y revenir de nuit, prometteur de plaisir.
C'est notre première visite dans ce théâtre qui date (aujourd'hui soigneusement restauré) de la fin du XIXe siècle. La salle est couverte de miroirs peints.
Ce Molière est une de ses pièces les plus jouées. On redoute la classique matinée scolaire trop planplan ou ou la profanation avant-gardiste en costume de ville. Rien de tout cela. C'est une funèbre explosion baroque qui m'a laissé complètement ébouriffé, épaté, enchanté. Magnifique spectacle ! C'est du travail à l'ancienne, comme une chaussure cousue main, un camembert moulé à la louche ou une nappe brodée au petit point. Michel Fau, comédien et metteur en scène nous emmène au 17ème ciel, je veux dire au XVIIe siècle, où tout nous replonge dans le baroque le plus excessif, le plus échevelé. Tout y concourt. Point de fausse note. Les costumes délirants de vérité, aux couleurs acidulées, les perruques excessives, la diction des alexandrins, dont on respecte la noble cadence, la gestuelle outrée et le grotesque des maquillages très appuyés, le ton emphatique et ridicule, et ces éclairages venus du dessous, comme d'une rampe de chandelles qui accentuent la dureté des traits, tout, oui, tout m'a plu. La pièce, une comédie, est tragique : Alceste, le misanthrope, amoureux de Célimène, et aimé d'elle, va détruire son espérance de bonheur à force de vouloir condamner l'hypocrisie du monde, dont il voudrait se retirer et Célimène, jeune coquette, ne résiste pas au plaisir de cancaner et de séduire, mais elle refusera de suivre son amoureux au désert : Michel Fau est Alceste, bouleversant de vérité, et Julie Depardieu avec son petit nez retroussé et ses yeux malicieux, après nous avoir fait rire, émeut notre pitié quand à la fin, seule, elle s'écroule sur le théâtre. Enfin, vous connaissez la pièce, elle était au programme quand vous étiez lycéen. Tous les personnages qui gravitent autour des protagonistes sont excellents : Oronte, hystérique, à la diction outrée, ampoulée, provoque des vagues de rires et d'applaudissements, les petits marquis sont grotesques à force de fatuité, la vieille Arsinoé d'abord langue de vipère nous amuse beaucoup mais devient pathétique dans ses efforts de séduction. La mise en scène est très resserrée : les comédiens souvent presque immobiles sont à l'avant d'un plateau couvert de plaques métalliques qui les dédoublent et renvoient la lumière. Un rideau, représentant un fragment d'une toile de Jérôme Bosch, les sépare parfois du décor, de menaçants panneaux bleu et or qui évoquent un appartement et qui limitent encore l'espace. Au départ, j'ai été gêné par cet espace rétréci, mais il correspond au jeu des comédiens, débarrassés de déplacements inutiles pour meubler le vide. J'aurais aimé qu'on fasse un sort un peu moins rapide à la fameuse scène des portraits où Célimène-Julie Depardieu passe en revue les "pipoles" de son monde pour en dire tout le mal possible. Et une scène où Basque, le serviteur, fait un numéro de clown avec une malle de voyage m'a paru inutile. Thibault m'avait offert ce beau spectacle pour mon anniversaire : Merci, Thibault !
Il y a cinquante-cinq ans, elle se dressait rue des Ecoles en face de l'Hôtel de Cluny.
Etudiant, je ne prêtais guère attention à son architecture ni à son décor. C'était pour moi un labyrinthe de couloirs et d'escaliers, où l'on courait d'un amphi de latin à une salle de cours de linguistique ou de philologie. Un demi-siècle de ma vie a passé et la Sorbonne est toujours là, devant le square où une louve romaine avec les jumeaux tient compagnie à un Montaigne au pied d'or.
C'est samedi et en ce début d'après-midi il y a peu de monde en Sorbonne. Seulement, dans un des amphis du rez-de-chaussée, l'amphi Guizot, un cours d'agrégation en histoire.
Sous la galerie Robert de Sorbon, au fond de la cour d'honneur, un étudiant (?) mal rasé et qui sent mauvais, un gobelet de papier rempli de jus noir à la main, m'interpelle : "Excusez, je suis mal réveillé, je viens de me lever", et me montrant mon appareil photo : "Vous avez le droit de vous promener comme ça ? Et vous l'avez vue, la bibliothèque, vous l'avez vue ?" Il est vrai qu'avec mes chaussures jaunes, mon jeans délavé et mon anorak rouge je fais plutôt touriste. Ce que je suis, en effet, accompagné de Thibault qui, lui aussi, emmerveillé, photographie tout. Je lui réponds que je fréquentais la bibiliothèque que ses parents n'étaient même pas nés.
En face de l'entrée, sur la rue de la Sorbonne, où il faut désormais montrer patte blanche à des appariteurs chargés de la sécurité, le hall donne accès à cinq amphis et à l'escalier qui monte à la bibliothèque. L'amphi Descartes vient de se vider.
J'entraine Thibault dans l'amphi Richelieu. Il s'exclame "Mais il n'y a pas de tables. On écrit comment ?" Je lui raconte qu'au tout début des années 60 les étudiants étaient si nombreux que les gradins étaient noirs de monde et que les derniers arrivés s'assoyaient par terre, et que certains prenaient des notes appuyés contre le chambranle de la porte.
La chapelle où repose (où reposait) Richelieu domine la cour d'honneur. Deux statues, Victor Hugo à gauche et Louis Pasteur à droite, surveillent le va-et-vient des étudiants.
La visite guidée va commencer : 9 € par personne, et une petite boutique à l'entrée vend des produits dérivés, des souvenirs d'assez bon goût, ma foi ; serais-je tenté par un parapluie estampillé Sorbonne ? Boirais-je mon thé dans un mug sorbonnard ? Porterais-je un douillet sweet sorbonniot ? Emporterais-je un livre de photos sorbonisant (50 € pour le touriste, 30 € pour l'étudiant : il suffit de choper un étudiant sorboniste qui franchit le porche !) ? Un porte-clé sorbonique ?
Notre guide se présente comme le Régisseur de la Sorbonne et il nous fait admirer tout de suite ses palmes académiques au revers de sa veste : "Vous les voyez mal, je porte un costume sombre. Ah, si j'avais une veste claire !" Il sera intarissable : trois heures de commentaires, à vous donner la colique aux tripes du cerveau ! C'est un vrai sorbonicole : il est là, avec son accent méridional, son cache-nez blanc tricoté par mémé et son enthousiasme, comme un bernard l'ermite dans sa coquille. Il connait tout et tout le monde, aucun détail ne nous est épargné. La visite nous fait parcourir toute la partie nord de la Sorbonne, dite le Palais Académique :
Dans le grand amphi (fauteuils confortables), Le Bois Sacré de Puvis de Chavanne :
Le sol est une mosaïque aux tesselles de marbres de couleur : L'amphithéâtre Louis Liard, où se soutiennent les thèses :
La Chapelle, magnifiquement restaurée à l'extérieur, attend à l'intérieur qu'on lui redonne du lustre : un filet grillagé protège la tombe de marbre du Cardinal-Duc de Richelieu, dont le corps a disparu à la Révolution quand on a récupéré le plomb où gisait son corps embaumé. Seule sa tête momifiée est aujourd'hui identifiée et un moulage se voit dans une vitrine du Palais Académique.
Voilà : notre visite est terminée. Je vous la recommande, car on parcours des espaces qui ne sont pas ouverts au public, ni aux professeurs, ni aux étudiants. Toutes les parois sont couvertes d'immenses toiles marouflées très éloquentes qui racontent l'histoire des lieux depuis le XIIIe siècle, même si les bâtiments actuels datent (à part la chapelle, XVIIe) de la fin du XIXe. Il portent bien la marque de leur époque, le symbole est partout, le bois, le marbre, le bronze et le cuivre sont à profusion, et tout ça ne sent pas la vieille bique comme on pourrait s'y attendre, mais l'encaustique !