Mais qu'est-ce que je fais-je ce dimanche 2 février dans le métro parisien ? J'ai entendu dans le poste que N. Chorizo-Mauricette y trouvait des moments de grâce. Eh bien moi, ce que j'y trouve, ce sont des éclairs de beauté : la faïence des affiches publicitaires, pas mal non ? On en mettrait bien dans sa cuisine et dans sa salle de bain. Et des bouches de station en perles ? Les petites filles en rêvent (et même peut-être des petits garçons).
Je scrute autour de moi les voyageurs et les voyagrices, surtout ceux qui ont des mioches : n'iraient-ils pas à La Manip Pour Tous ? LMPT ! Elle aime péter ! Je voudrais leur dire : oui, je suis avec vous. Oui, je suis contre le mariage, qui discrimine fiscalement les célibataires, oui, je suis contre les allocs qui stigmatisent les vierges et les puceaux, oui, je suis contre les congés parentaux qui excluent les femmes ménopausées, oui, je suis contre la branlette qui rend sourd (la preuve : Beethoven) et qui oblige de jeunes manifestants à brailler comme des vieillards dans des mégaphones pour communiquer, oui, je suis contre ces théories de gendres qui arrachent les filles à leurs papas, oui, je suis contre les impôts qui nuisent à la popularité de la gauche. Je suis un anti ! (pas un nanti, hein). Voilà. Je suis contre tout. Mais je suis pour Antigone. Hein ? Quoi ?
C'est à la Comédie Française. J'ai rendez-vous avec Antigone, et je ne suis pas le seul. Les professeurs accompagnent leurs élèves. Un dimanche après-midi. Il y a donc mieux à faire que d'aller à la manip pour tous.
Antigone, vous savez cette jeune fille née des amours fatales et monstueuses d'une dame d'un certain âge et d'un tout jeune homme, Jocaste et Oedipe, la mère et le fils. C'est pas commun comme filiation, quand même. Il paraît qu'on en parle jusque dans la manif, de filiation. La Comédie Française monte enfin cette tragédie de Jean Anouilh.
L'histoire nous est connue, depuis Sophocle. Elle reste éternelle. Anouilh l'actualise, si peu, dans le quotidien de la France de l'occupation, en 1944. Antigone, c'est la petite dernière d'une fratrie de quatre, deux garçons, Etéocle et Polynice, et deux filles, Ismène et Antigone, issus tous les quatre de leur mère Jocaste et de leur demi-frère Oedipe. Je sais c'est pas simple. Madame Jocaste était mariée avec Monsieur Laïos. Leur fils, Oedipe, coup fatal du destin et malédiction de l'oracle, tue son père et épouse sa mère. Oedipe succède sur le trône de Thèbes à Laïos jusqu'à ce que le meurtre du père et l'inceste avec la mère ayant été connus, il se crève les yeux et laisse le pouvoir à ses deux fils, Etéocle et Polynice, qui doivent régner en alternance chaque année. Ces deux-là, devenus rivaux, s'entretuent. C'est la guerre des Sept contre Thèbes. Le frère de Jocaste, Créon, devient roi, donne une sépulture à Etéocle et laisse la dépouille de Polynice pourrir au soleil. C'est là que commence la pièce d'Anouilh. Antigone s'oppose à la loi et inhume symboliquement son frère. Elle mérite la mort. Toute la pièce est sa marche consciente vers cette mort, malgré sa jeunesse et l'amour qu'elle porte au fils de Créon, Hémon.
Photo Cosimo Mirco Magliocca
La pièce, dans la mise en scène à la Comédie Française, est une tragédie qui se situe au niveau politique. La grande scène où Créon, humain mais inflexible, est confronté à Antigone, douloureusement arc-bouté sur son droit, est poignante. Créon est joué par un comédien à la haute stature, déchiré entre la loi qu'il impose et sa tendresse pour la jeune fille aimée de son fils : c'est Bruno Raffaelli. Et Antigone, farouche, sûre d'elle, opposée à la loi inhumaine et oppressive, c'est Françoise Gillard. Ces deux-là m'ont tiré des larmes. La mise en scène, sobre, se déroule devant une muraille percée de trois hautes portes qui évoquent le palais de Thèbes. Et quand elles s'ouvrent et se ferment, on entend résonner dans tout le théâtre les lourds battants de bronze : cela vous donne le frisson. Lors de la scène finale, lorsqu'on apprend que le jeune Hémon s'est transpercé de son épée auprès de son aimée Antigone, le mur du palais qui glisse lentement vers les spectateurs semble vouloir les écraser sous le poids de la loi inflexible.
Vous dirai-je que j'ai aimé ? J'avais payé pour voir ce spectacle qui m'a tiré des larmes, je n'ai pas regretté mon argent.